Pratique délibérée : le plus court chemin vers l’expertise ?
Nous savons tous que pour devenir un expert dans un domaine, il faut énormément de pratique.
Intuitivement, nous savons aussi que le talent (dû à la génétique) est un autre facteur qui aide à l’acquisition de l’expertise.
Ericsson est un chercheur reconnu en psychologie de la performance. Il avance que le déterminant principal de la performance au plus haut niveau est la quantité de pratique délibérée 1.
On ne naît pas expert, on le devient.
Ericsson définit la pratique délibérée selon ces quatre principes :
- La tâche vise spécifiquement un de vos points faibles : quelque chose que vous ne savez pas faire, ou que vous ne faites pas bien. Vous devez être motivé pour accomplir la tâche et exercer un effort conscient pour vous améliorer.
- La tâche doit être conçue selon votre niveau afin que je vous la compreniez correctement après une brève période d’instruction. Le niveau de difficulté et de complexité de la tâche sera augmenté en fonction de vos performances.
- Vous devez recevoir un feedback immédiat, ce qui vous permet de vous corriger et de vous perfectionner.
- Vous devez répéter de nombreuses fois cette tâche ou ce type de tâche, jusqu’à ce que vous la maîtrisiez parfaitement.
En résumé, la pratique délibérée nécessite un effort, un niveau de difficulté adéquat, un feedback immédiat, et de nombreuses répétitions.
Donc généralement, la pratique délibérée n’est pas très plaisante.
Pour le golfeur, ce n’est pas drôle de passer une heure à frapper des balles en visant à chaque fois le même objectif, sous l’oeil bienveillant mais attentif de son coach qui lui donne un feedback à chaque essai : “Là, ton pied gauche était trop en retrait, d’où un mauvais placement de ton corps, d’où un angle de frappe dévié. Cela explique pourquoi la balle est arrivée à 30 mètres à droite de l’objectif. Maintenant je te laisse te repositionner, et essayer à nouveau !”
Mais c’est ce genre de pratique qu’il doit maximiser s’il veut pouvoir défier un jour Tiger Woods.
D’après Ericsson, il y a deux jalons importants.
Le premier jalon est atteint au bout de 50 h de pratique délibérée. A ce stade, vous avez appris une tâche suffisamment bien pour la faire décemment, de façon automatique. C’est le niveau où beaucoup de gens cessent de s’améliorer. A partir de là, ils opèrent souvent de façon intuitive.
Prenons l’exemple d’un danseur de salsa. Il commence par prendre des cours à une bonne école, où les professeurs corrigent systématiquement la technique, le timing et le style de chaque élève.
A la maison, il pratique avec une fille qui a un meilleur niveau que lui. A chaque séance il travaille sur un geste technique, et la fille lui détaille inlassablement ses erreurs de guidage. Quand il danse en soirée, il essaie d’appliquer ce qu’il a appris, sans oublier de s’amuser !
Après six mois de pratique délibérée (cours et entraînements) et de pratique plaisir (soirées dansantes), il a énormément progressé, et danse décemment. Il décide d’arrêter la pratique délibérée. Il se contente de pratiquer en soirée, au feeling.
Son amélioration s’arrête net, et je peux vous le confirmer à travers mon expérience personnelle. Car il n’a plus de feedback sur sa technique ou son style. Aucune fille en soirée ne va lui dire qu’il a guidé incorrectement, ou alors que son style a tel défaut.
Même s’il passe 10 ans à danser en soirée cinq fois par semaine, son évolution restera faible par rapport à celle de la période initiale.
Le second jalon est atteint au bout de 10000 h de pratique délibérée. Selon Ericsson, c’est le nombre d’heures nécessaire pour avoir une chance d’intégrer l’élite mondiale dans une discipline très compétitive.
C’est le nombre d’heures de pratique délibérée aux échecs dont vous avez besoin pour faire face à Garry Kasparov sans vous faire massacrer.
Cela revient à environ 6h de pratique délibérée par jour, 7 jours sur 7, pendant 5 ans.
Bonne chance !
Les deux limites du modèle d’Ericsson
Je vous vois blêmir d’ici.
“Mony, tu es bien gentil, mais tu crois vraiment que j’ai le temps d’allouer 10000 heures de pratique délibérée pour devenir un expert ?”
Pas de panique !
Premièrement, êtes-vous obligé de devenir le meilleur du monde et d’acquérir l’expertise absolue ?
Supposons que vous avez un certain but en tête (par exemple : lancer une organisation humanitaire), et que pour accomplir celui-ci vous avez besoin de devenir plus charismatique.
Pour bâtir votre organisation, devez-vous absolument devenir aussi éloquent que Bill Clinton ? Je ne pense pas.
Très certainement, vous n’avez besoin que d’une expertise relative, c’est-à-dire vous contenter de viser le top 5-10%. Avec 1 an de pratique sérieuse, vous serez un expert relatif en communication.
Deuxièmement, votre domaine est certainement moins compétitif, rigide et fermé que le golf et les échecs au niveau mondial.
Ce sont des domaines hyper-concurrentiels, des jeux à somme nulle, avec un nombre limité de gagnants. Dans la plupart des domaines, vous opérez suivant des règles plus favorables, où vous n’êtes pas obligé de battre un autre pour parvenir à vos fins.
Ce sont aussi des domaines très rigides et stables. Ils évoluent en circuit fermé, et les règles sont presque immuables. Dans 5 ans, les grands maîtres d’échecs joueront aux échecs de la même façon, et seront soumis aux mêmes règles.
Mais dans 5 ans, le développeur informatique, l’infirmière, l’analyste ne travailleront pas de la même façon. Les règles, les pratiques, l’environnement auront beaucoup changé.
En effet, le développeur qui veut devenir expert ne travaille pas en environnement fermé et figé. Il doit constamment mettre à jour ses compétences techniques. Il doit développer ses soft skills, telles que celles-ci : empathie, gestion de projet, négociation, travail d’équipe, créativité, gestion du stress.
Donc pour la plupart des domaines professionnels, je pense que la pratique délibérée définie par Ericsson ne suffit pas. 2
Nouveau modèle : la pratique délibérée intégrée
Dans le cas théorique d’Ericsson, les sessions de pratique délibérée sont très structurées :
- Quotidiennes, en visant des heures fixes. Le reste de la journée est organisé en fonction de la session.
- Concentration absolue : on ne fait que cette tâche, et rien d’autre.
- Limitées : les sessions durent moins d’une heure, avec du repos entre les sessions.
Si vous voulez mieux écrire, vous pouvez pratiquer délibérément en utilisant la méthode de Benjamin Franklin. 3 Prenez un article de haute qualité, résumez-le, attendez une semaine pour oublier l’article original, ré-écrivez l’article à partir du résumé, et comparez les deux versions.
Si vous voulez mieux communiquer, vous pouvez rejoindre un club Toastmasters. A ces réunions, après une brève période d’apprentissage, vous serez amené à parler devant tous les membres. Ensuite, vous aurez un feedback amical sur votre performance, ce qui vous permettra de vous améliorer. Une alternative est d’aller à un bon cours de théâtre.
Par contre, si vous voulez devenir entrepreneur, passer six heures par jour à étudier des études de cas ne vous fera pas parvenir à votre objectif. Désolé !
Certes, ces études de cas vous donneront plein d’excellentes idées. C’est très intéressant d’apprendre comment la startup Airbnb a acquis énormément d’utilisateurs en s’appuyant sur le site Craigslist (on appelle cela le growth hacking).
Mais cela ne suffit pas. Dans le domaine du business, comme dans beaucoup d’autres domaines fluides et complexes, étudier en vase clos les top performers ne vous mènera pas à l’expertise.
Car vous n’êtes presque jamais dans la même situation qu’eux.
Je vous propose un modèle plus opérationnel et plus intégré dans votre réalité quotidienne.
Partons d’un modèle de pratique délibérée utilisé par les joueurs d’échecs :
- Prendre un livre qui détaille une partie du passé entre deux grands maîtres. Choisir une couleur, par exemple les blancs.
- A chaque tour, se mettre dans la peau des blancs, et déterminer le meilleur coup.
- Ensuite, comparer ce coup avec celui qu’a réellement joué le grand maître.
A partir de ce modèle, j’ai élaboré celui de la pratique délibérée intégrée.
Voyons maintenant comment vous, professionnels d’aujourd’hui, pouvez déployer ce modèle, n’importe quand durant vos journées de travail.
Pratique délibérée intégrée pour le développeur :
- Situation : vous avez une nouvelle fonction à développer dans votre application.
- Réfléchissez sur votre objectif exact et les contraintes techniques, formulez une stratégie pour y parvenir. Exécutez votre stratégie.
- Montrez votre solution à un développeur expert. Demandez-lui son avis, et ce qu’il aurait fait. Comparez sa solution à la votre : quelles leçons pouvez-vous en tirer ?
Pratique délibérée intégrée pour l’enseignant :
- Situation : vos élèves ne comprennent pas du tout un certain point du cours, qui pourtant est supposé être “facile”.
- Inventez une approche pour les aider et mettez-la en place.
- Expliquez à un enseignant vétéran ce que vous avez fait et demandez-lui ce qu’il aurait fait à votre place. Comparez les deux solutions : quelles leçons pouvez-vous en tirer ?
Si vous n’avez pas accès à un expert dans votre entourage, cherchez sur Google ou soumettez votre approche et votre demande dans des forums spécialisés.
Parfois, vous pouvez être dans une situation critique, et être supposé faire bon du premier coup. Vous n’avez pas le temps de déployer votre propre stratégie avant de montrer votre travail à un expert.
Dans ce cas, prenez au moins quelques minutes pour réfléchir intensément et concevoir la stratégie que vous appliqueriez si vous deviez vous débrouiller tout seul.
Quand vous irez voir l’expert, il verra que vous avez planché sur la question et vous respectera davantage.
En outre, cela vous permettra de pratiquer vos compétences de créativité et de planification, au lieu de vous appuyer passivement sur la solution de l’expert.
Vous avez donc deux façons de pratiquer délibérément, que vous pourrez appliquer suivant vos besoins.
- Pratique délibérée “structurée” (modèle théorique d’Ericsson), où vous bloquez une heure par jour ou par semaine pour travailler sur une certaine compétence. Cela fonctionne bien pour les disciplines relativement statiques et rigides, comme la musique, le sport ou les échecs.
- Pratique délibérée “intégrée” (modèle opérationnel), que vous pouvez intégrer de façon permanente dans l’ensemble de vos projets professionnels. Plus vous intégrerez cette approche dans vos processus de travail, plus votre progression sera rapide.
- The Role of Deliberate Practice in the Acquisition of Expert Performance ↩
- Deliberate Practice and Performance in Music, Games, Sports, Education, and Professions A Meta-Analysis ↩
- Benjamin Franklin est un modèle de self-made man. En partant d’une éducation basique, il est devenu l’un des plus grands écrivains des Etats-Unis. ↩
Bonjour Mony,
Quel article intéressant !
Je trouve le stratagème de Benjamin Franklin vraiment époustouflant !
Néanmoins, il y a certaines choses que je n’ai pas compris dans le “comment” de sa méthode.
En gros, dans chacune des phases de sa méthode, je n’ai pas totalement saisie l’intention.
Voici mes questionnements :
– LE RESUMé : en résumant l’article, ça nous forcerait à nous imprégner du style d’écriture [de haute qualité] de l’auteur ?
– LA SEMAINE DE PAUSE : on laissant le tout “décanter”, le cerveau réorganiserait ses connexions avec cette [bonne] “alimentation” ?
– LA RE-ECRITURE : en ré-écrivant l’article à partir de notre résumé (=> de nos souvenirs et de nos sensations), cela nous permettrait de faire du “reverse engineering” sur le processus d’écriture de l’auteur à partir du produit final [l’article] ?
– LE FEEDBACK : en comparant notre produit fini et celui de l’auteur, cela nous permettrait à partir des idées bruts (et de leur organisation) :
— de voir ce qu’il nous a manqué par rapport à l’auteur original ? (ou ce qu’on l’on a fait en trop?)
— de mieux comprendre comment, à partir de notre propre “intention intérieure” (exprimer une pensée), on arriverait à une écriture de “haut niveau”?
Si j’essaye de résumer la méthode de Benjamin Franklin, avec mes propres mots, ça serait métaphoriquement :
1/ se mettre à la place de la personne à copier
2/ comprendre l’essence & les principes qui caractérise le résultat produit
2/ se laisser du temps pour intégrer ces nouvelles sensations
3/ essayer de créer un clone de l’artefact à partir de notre nouveau niveau de conscience
Je ne sais pas si je suis compréhensible, mais ton éclairage à ce propos m’aiderait beaucoup 🙂
Merci en tout cas à toi pour l’article !
Souriya
Salut Souriya, merci de ton commentaire ! Tu as poussé l’analyse plus loin que je l’ai fait dans mon article.
Je vais essayer de te répondre au mieux 🙂
1. Résumé : oui, le résumé apporte une légère imprégnation. Je pense cependant que la “marque” que celle-ci donne dans la mémoire est assez superficielle. Pour apprendre durablement, il faut de la répétition…
2. Pause : je dirais que c’est plutôt une phase d’oubli que de décantation, pour la raison que je viens de citer.
3. Ré-écriture : vu qu’après une semaine on a tout oublié, alors je pense que cette phase est un simple travail d’écriture, dans lequel on essaie d’imiter le style et les qualités du modèle.
4. Feedback : je suis tout à fait d’accord avec ce que tu as écrit. A partir du même “matériau brut” (c’est-à-dire, les idées extraites durant la phase 1) que celui de l’auteur, on compare notre travail au sien. Et on en tire des conclusions pour s’améliorer progressivement.
Bonne pratique ! 😉
Bonjour, cet article est vraiment passionnant. Pouvez vous m’éclairais sur la pratique délibérée intégrée ? Car je n’ai pas très bien compris les étapes et comment procédé de manière générale.
Merci
Cordialement
Bonjour Tomy,
C’est simple.
Face à n’importe quelle situation dans votre carrière ou votre vie, répondez-y de la meilleure façon possible, avec le maximum d’effort et de concentration.
Puis, montrez à un expert ce que vous avez fait, ou expliquez à un expert comment vous avez procédé.
En vous basant sur votre expérience ET sur le feedback de l’expert, vous allez avoir un apprentissage exponentiel.